Les salles du château d’Assas au Vigan sont plongées dans l’obscurité. En poussant le lourd rideau noir, le visiteur pénètre dans le monde ambivalent, plein de douceur de la plasticienne Marion Tampon-Lajarriette.
D’emblée, le visiteur est confronté aux écrans d’
Ce double jeu autour des images se manifeste avec la vidéo
Stéphane Cerri, 2017
Marion Tampon-Lajarriette n’est plus tout à fait une inconnue dans notre région puisqu’on a pu la voir successivement à Musidora (vidéo en boucle d’un paysage désolé tendant vers l’infini par un jeu de travelling), au Seaquarium du Grau du Roi (où elle immerge ses caméras dans les aquariums pour en restituer l’onirisme), Au château d’Avignon (révélation d’illusions cinématographiques), en Arles et surtout au salon du dessin de Drawing room, galerie genevoise Laurence Bernard. Elle y découpait des formes en deux dimensions géométriques donnant l’illusion de la 3D, flottant dans l’espace cosmique, emprunté à quelque manuel d’astronomie. Ou des sortes de constellation complexes formées de phrases relevant de cet art ancestral.
Imprégnée de son récent séjour en Italie, Marion Tampon-Lajarriette s’est inspirée aussi bien des volcans qui la caractérisent (Nerval la considérait comme une terre du feu) des grottes mystiques célébrées par les poètes, ou de la lumière qui en adoucit le climat, que des références muséales auxquelles le nom du pays fait immanquablement penser. Cette artiste recourt essentiellement à deux mediums qui lui assurent une certaine notoriété dans le milieu de l’art contemporain : la vidéo, avec usage éventuel du virtuel qui trouble la perception et la photographie, voire le photogramme. Ainsi cette exposition nous permettra-t-elle de nous familiariser avec une œuvre que l’on sent tentée par l’expérience des limites, entre l’extérieur et l’intérieur, la lumière et les ténèbres, le réel et le virtuel, sans doute aussi l’univers physique et le monde mental, la réalité et la part de rêve qu’elle suscite. Il s’agira entre autres d’ « arracher des larmes aux pierres ». On sent tout de suite combien une telle production se veut poétique, tout en se donnant pour tâche une mission que l’on suppose impossible. Et pourtant : le thème de l’œil et du système oculaire en général induit la percée effectuée dans le ventre des volcans ; un masque d’ivoire flotte dans une sorte d’aquarium irrigué de larmes virtuelles. Et une main réelle, filmée avec une caméra thermique, transmet sa chaleur humaine à un bras muséal, sans doute pour la consoler de son inertie foncière.
C’est donc à une espèce de plongée dans un univers entre deux mondes que nous convie Marion Tampon-Lajarriette dans ses vidéos fascinantes et quelque peu fantastiques. On assiste, entre autres, par les vertus de l’image en mouvement, à un va-et-vient entre l’espace souterrain et celui où nous évoluons, entre nos zones d’ombre et cette lumière indispensable qui nous baigne et que nous convoitons. Les grottes semblent des orbites ouvertes sur le monde. Cet univers, qui pourtant nous semble quelquefois si proche est ici quelque peu limbique, comme en suspension. Ou mieux, mythologique, ce que l’on attend également de la douce et sismique Italie. Ne sommes-nous pas, par ces temps numériques qui courent dans un étrange entre deux qu’a bien saisi MTL ? Entre réel et virtuel…
B. Teulon Nouailles
L’Art Vues, numéro spécial rentrée culturelle 2017
Chaque photographie, chaque vidéo de Marion Tampon-Lajariette propose voyage par forcément exotique. Loin de cette propension lorsqu’elle pourrait être possible l’artiste cherche à détruire le silence par une découverte des lieux les plus simples comme des panoramas les plus grandioses. Elle les montre en réinventant la perspective inventée par la Renaissance ou à l’inverse réduisant le champ par divers fragments. Face à l’éblouissement demeure un travail de résistance qui ponctue la simple exaltation. De Genève la photographe réapprend au regardeur à ouvrir les yeux. La sensation est océanique même au milieu des terres. La perception devient le rêve au moment où l'ici-même s'éteint au profit de l'ailleurs. Mais l’inverse est tout autant présent. Photographier devient une pensée sans discours.
Marion Tampon-Lajariette aime ce qui échappe. Elle se veut aussi captive que captivée. La photographie pour elle c’est l’absence, c’est l’
Marion Tampon-Lajariette se fait sorcière par intelligence et affect face à l’impact des mondes. Son théâtre est un philtre d’atmosphères, d’effluves comme des fragments histoires qui font penser à des aventures cinématographiques : ses déserts rappellent la Vallée de la Mort du « Zabriskie Point » d’Antonioni et ses scènes d’intérieur celles de Duras. Tout se passe moderato cantabile. L’espace se consume sans se consommer. Il n’est pas nu, il est dépouillé afin d’ébranler les certitudes du fantasme et de la réalité. L’artiste retient ce qui se passe entre les deux. Chaque image devient le fragment d’un récit au conditionnel passé plus qu’au futur antérieur. Reste le ludique et le cru -sans voile mais sans exhibition. Marion Tampon-Lajariette joue la rêveuse éveillée, l’espionne dormante (la plus dangereuse) capable de provoquer des errances programmées, des dérives assumées. On pourrait dire qu’elle fait son cinéma. Mais un cinéma particulier : fixe et muet il bouge les lignes et parle le plus parfait silence.
Tout montrer voue la photo comme le film au cliché. L’artiste préfère les éléments qui cherchent - comme disait Duras -
Jean-Paul Gavard-Perret, 2014
Echange de balles entre Elie During et Christophe Kihm
C. K.: Tout commence avec l’envoi d’un dossier de plus de 200 mégabits, téléchargeable via un lien FTP. Il comporte des extraits vidéo de deux des derniers projets de Marion Tampon-Lajarriette et un dossier complémentaire de celui mis à disposition sur son site Internet. Pour le récupérer avec le haut débit, quelques minutes seront nécessaires, assez longues pour multiplier les allées et venues devant un écran d’ordinateur indiquant les pourcentages croissants du téléchargement en cours. Deux cents mégas: le poids des images contenues par les fichiers constitue la première information mise à disposition dès que sont évoqués la production, le transfert ou la diffusion d’images numériques. En tant que nouveau format pour l’image – nouveau mode d’information d’un support de données et nouvelle disposition de ces données elles-mêmes –, le numérique a fait de la pesée son système de mesure, quand les techniques de l’image argentique privilégiaient le millimétrique. Il n’y a pas lieu de s’émouvoir de ce changement, mais tout à comprendre de ce nouvel ordre de données et de ce qu’il implique, concrètement, pour la construction des images elles-mêmes.
Une piste de réflexion est soumise par Marion Tampon-Lajarriette lorsqu’elle présente sur son site son travail d’installation vidéo appelé
E. D.: Merci pour cette première balle. Je ne vais pas monter au filet tout de suite, mais m’installer un peu en fond de court. L’entame est bonne: il s’agit en effet de savoir ce qui s’invente «au milieu» des images. Non pas dans un rapport critique au flot suffocant des informations visuelles, en tâchant de conjurer par la recherche d’images «justes» une perte de l’expérience qui serait le revers d’une saturation ou d’une hyperesthésie; non pas en devançant la catastrophe annoncée, celle d’une déréalisation générale ou d’un cycle de répétitions sans fin rendus possibles par la reproductibilité technique, mais en se plaçant dans une proximité infrasémantique au matériau même et à sa texture numérique. Juste des images, donc, et la possibilité de les traiter en bloc, en masse, en jouant des degrés de résolution et de leur distribution discrète (par différence, en effet, avec le continu argentique), en repliant, en refilmant, en compressant, mais aussi en extrudant, en recadrant, en incrustant, en dépliant sur n dimensions
Un motif revient avec insistance à travers le travail de Marion: la mer, la vue maritime. Ici, la surface des flots se déroule continûment comme un tapis sans fin (
C. K.: Si les règles de la partie que nous jouons doivent se comprendre, comme tu le suggères, à partir du tennis, alors, deux remarques: c’est un modèle qui me convient, puisqu’il relie la qualité de l’échange à l’accomplissement du jeu; ton art de la relance apporte immédiatement une variante à son orthodoxie, car bien qu’observant une
position de fond de court – qui me semble raisonnable en termes d’échauffement – tu renvoies plusieurs balles que je ne serai pas en mesure de toutes prendre au rebond. (Où l’on retrouverait un archétype de l’imagerie numérique, une balle qui se sépare en trois ou quatre autres après la frappe, mais c’est une autre histoire…).
Traiter les images en bloc ou en masse, comme tu le soulignes, c’est aussi les traiter en volumes et en ensembles. Je retourne à mes histoires de terminologie, dans la mesure où elles permettent de comprendre et d’exemplifier de nouvelles pratiques de l’image. Chaque opération de traitement des images, dans la diversité de la liste que tu en donnes, s’applique à un ensemble. Toute image est comprise comme un ensemble d’informations et donc de paramètres à partir desquels de nombreuses interventions sont possibles. Il faut donc imaginer l’artiste derrière un poste de pilotage, un tableau de bord où le couplage de différentes machines permet à ce travail de s’effectuer. Ici, la distinction classique entre les différentes étapes de la constitution d’un film n’a plus de sens: scénario, découpage, tournage, montage, postproduction, comme l’indique d’ailleurs le titre. La production et la postproduction ne se confondent pas, mais leurs opérations se redistribuent selon des lignes et des ordres tirés par les nécessités de chaque projet: le montage est avant tout un montage d’opérations car, pour les images, ce qui structure leur ensemble – et qui accorde à ce poste de pilotage où se conduit leur traitement sa place centrale – est plutôt le tramage. Ce qui tient ensemble les éléments distincts, ce qui les soude les uns aux autres, les raccorde et les constitue comme nouveaux ensembles, c’est leur redisposition sur une trame commune, virtuellement infinie.
Chacune des opérations de traitement des images donne lieu à un «rendu» qui désigne le lissage des éléments superposés sur cette trame commune où ils coexistent désormais pour constituer un tout. Je reviens sur le pilotage, qui me permet de saisir tes remarques sur ces phénomènes de chute, de déambulation et de fouille dans les images. L’activité de pilotage me semble encore les réunir, car le pilotage des machines est associé au pilotage dans les images. Le jeu vidéo et ses protocoles de conduite pourraient ici servir de modèle, ainsi que l’évoquent assez explicitement certains des projets de Marion Tampon-Lajarriette, au point d’avoir parfois recours au joystick ou à des interfaces interactives qui s’en approchent fortement:
E. D.: Oui, la navigation numérique n’a plus affaire aux images elles-mêmes en tant qu’unités d’information discrètes: elle sillonne directement le flot des images. Avec cette double possibilité, que tu pointes très justement: planer à la surface à la manière d’un drone, d’une grosse libellule vrombissant dans son mouvement sur place, ou alors pratiquer une forme d’endoscopie qui s’insinue dans les replis de la matière-image, à l’instar de la performance réalisée dans le Mamco, lorsqu’un groupe de visiteurs découvre les salles de musée à la lumière vacillante d’une torche électrique (série d’images
Ce qui est frappant dans les deux cas, c’est que l’opération ne doit plus grand-chose aux gestes de la découpe et du collage habituellement associés au remontage artistique des images de cinéma. Même là où l’opération s’apparente explicitement à un travail de recadrage (je pense à
C’est pourquoi je ne suis pas sûr, au fond, qu’il soit éclairant de décrire le travail de Marion (comme elle a pu le faire elle-même au début de son travail) à partir de l’idée d’un «hors-champ infini de l’image». Ou alors, il faut préciser: le hors-champ n’est pas ailleurs, ni à côté ni au revers. Il est en plein milieu, dans le milieu même des images. Déjà et surtout au cinéma, il me semble que le travelling n’a jamais été autre chose qu’une série de recadrages effectués en continu au sein même des images. Mitry le comprenait ainsi. Le plan-séquence s’apparente à une forme de montage interne au plan. On commence par un plan d’ensemble; puis le mouvement virtuel de la caméra fouille l’image et en déploie les dimensions. Balazs écrivait dans les années 1920: «La caméra emmène mon œil. En plein milieu de l’image. Je vois les choses à partir de l’espace du film. Je suis cerné par les personnages du film, je suis impliqué dans son action que je vois de tous les côtés .» Evidemment, cela fait une différence de recadrer en temps réel, dans le moment même de l’enregistrement (cas du travelling «naturel»), et de recadrer une image qui se donne explicitement comme une image (une image fixe, par exemple, sur laquelle se déplace la caméra). Mais la différence est-elle de nature ou de degré? Un plan mobile ne se donne-t-il pas toujours comme un flot d’images? De toute manière, les repères naturels de la perception, le partage même entre mouvement et immobilité, image fixe et image mobile, sont complètement perturbés: le travelling exploite les ressources de la caméra mobile pour extraire du point de vue subjectif associé au regard de l’acteur ou du spectateur un point de vue immanent au mouvement virtuel du plan. C’est, je crois, la grande invention du cinéma: ce par quoi il conquiert une espèce de mouvement sans support, comme l’a bien montré Deleuze. La possibilité d’indexer le travelling à certains éléments de la scène (le regard ou le mouvement d’un personnage, par exemple) a pour condition l’indépendance de principe de ce mouvement virtuel, transversal, par rapport à tous les mouvements apparents qui ont lieu à l’intérieur du plan. Le travelling fouille le plan: ce n’est pas une métaphore. Combiné au gros plan, il révèle ce que la profondeur de champ enveloppait virtuellement: un espace «haptique», grouillant de mouvements, que l’œil peut en quelque sorte venir toucher. Si «toute image contient une infinité virtuelle d’images », le recadrage continu opéré par le travelling s’apparente à une exfoliation du visible, qui constitue l’espace en même temps qu’il explore.
Le travelling peut déployer, pour commencer, les virtualités tridimensionnelles de l’image cinématographique en donnant aux objets un volume et un relief particuliers, en libérant le «champ total» qui restitue à l’espace sa plénitude. Le western, disait Bazin, «nie le cadre de l’écran»; mais nier le cadre, ce n’est pas nier ou réintégrer un hors-champ, c’est simplement donner à l’image une dimension de plus. Ou alors, pourquoi pas, une dimension de moins: c’est ce qui arrive lorsque les mouvements virtuels de caméra (compliqués par les manipulations numériques) aplatissent l’image et lui donnent l’allure d’une tapisserie ou d’une immense décalcomanie. Je pense ici à nouveau aux longs travellings sur place de
J’ajouterais que le travelling peut le cas échéant être suggéré par un simple montage photographique:
C. K.: Tes remarques sur le travelling m’inspirent une hypothèse. Je la formulerais volontiers de la manière suivante: avec le numérique s’affirment des régimes de production des formes qui nous enjoignent à arracher les images et leurs transformations à un modèle naturel et même naturaliste (hérité entre autres des idées de Goethe sur la morphologie et la métamorphose), pour les décrire et les comprendre dans leur immanence. Le travail de Marion Tampon-Lajarriette, parce qu’il trouve ses conditions esthétiques dans le «milieu» phénoménotechnique des images, illustre bien ce point.
Mais d’abord, comme tu l’as évoqué au détour de tes réflexions, il faut écarter un danger: l’image argentique, dans la photographie comme au cinéma, n’a cessé d’alimenter tout un discours visant à romantiser les techniques. Il est tentant d’associer les procédés de révélation chimiques à des procédés alchimiques (l’émulsion). A partir de là se déploie tout un vocabulaire qui s’organise, avec l’idée de révélation, dans un rapport à la vérité et à la spiritualité. C’est la thèse commune de l’image comme puissance de révélation du réel. (Pour la musique, c’est le vocabulaire de la fidélité qui s’est greffé aux objets techniques, mais à la fin les effets produits sur le plan discursif et conceptuel sont identiques et tout aussi douteux.) Comme tu le soulignais encore, cet axe est coupé par un second ordre de discours, tirant quant à lui son sel de la reproductibilité mécanique, qui conditionne et complexifie l’avènement de la révélation entendue non plus comme simple procédé technique, mais comme vérité de l’image, et permet alors de distinguer – ou même d’élire – les bonnes images selon les critères du juste et du vrai (cf. toutes ces formules autour de l’image juste qui serait juste une image…). Mais le cadre ne serait pas complet sans un troisième ordre, où la révélation est encore mise en jeu dans sa relation à l’empreinte et à la trace, à l’impression fugitive et passante de la vérité dans les rets de la photosensibilité. Bref, il y a matière à romantiser, à thématiser et à dialectiser, d’autant qu’à partir de la complémentarité positif/négatif peuvent encore s’inverser les relations du visible et de l’invisible, de la lumière et de l’obscurité, du présent et de l’absent, du manifeste et du manquant… La rhétorique est bien connue, qui sert de bouclier idéologique à nombre de critiques et herméneutes défendant les qualités d’un médium contre un autre. Pourtant, il n’y a pas lieu d’opposer l’argentique au numérique sur un plan ontologique, ni sur un plan métaphysique ou symbolique. Si l’on peut souligner des distinctions et des différences, on doit toujours comprendre comment elles portent également des convergences à partir desquelles se détachent certains régimes de production des images et se précisent certains concepts: ce que tu mets précisément en perspective avec le travelling. Question de méthode, donc, non de médium. Gageons que tout ce bric-à-brac outillant les discours sur l’image puisse vaciller à l’aune d’une réflexion sur les dispositifs numériques, puisque ceux-ci n’offrent plus la prise poético-symbolique du support argentique, mais nous renvoient à la littéralité matérielle du pixel, du calcul et de l’information. Il faudrait encore mentionner ce lieu privilégié du tournage à l’ère du numérique, à partir duquel peut se penser l’espace virtuel des images: le green screen. Cet écran vert mis en œuvre et presque même en exergue par Marion Tampon-Lajarriette dans
Elie During and Christophe Kihm
Elie During est agrégé et docteur en philosophie, en 2007, à l’Université de Paris Ouest-Nanterre ; sa thèse de doctorat s’intitule
Christophe Kihm est critique d'art, rédacteur en chef d'Art Press depuis 2001, commissaire d'expositions et enseignant à la Haute Ecole d'Art et de Design (HEAD) de Genève. Il est l’auteur de nombreux écrits critiques et théoriques portant majoritairement sur l’art, la musique et la critique elle-même, publiés dans des ouvrages collectifs, catalogues d’exposition et revues scientifiques en France et à l’étranger. Il a notamment co-dirigé, avec Mark Alizart, la revue
Like Mark Lewis, his nominee Marion Tampon-Lajarriette moves deftly between photography and film, aware of and evoking the histories of both. Lewis first discovered the younger artist’s work in Toulouse in 2008, when they were exhibiting together in the
The distinction between taking a photograph and making a picture is an important one. While each of the emerging artists in this exhibition starts with a camera in hand, where they end up is radically different: (…) Marion Tampon-Lajarriette demonstrates that under her lens, earthly objects can become otherworldly. What unites these emerging artists is their desire to create pictures‒works that realize a particular point of view‒rather than mere photographs.
Emmy Lee, Text for Capture Photo Festival catalogue, Vancouver, Oct 2013
Between dream and reality, title the Marion Tampon-Lajarriette’s triptych suspended vertically in the Skopia Gallery was perfectly found:
Karine Tissot, Text for Flashart Magazine, Nov-Dec 2012
Karine Tissot est historienne de l’art, critique d'art et directrice du nouveau Centre d’art contemporain d’Yverdon-les-Bains ouvert depuis le 1er juin 2013. Elle a travaillé plusieurs années au Musée d’art et d’histoire de Genève et au Musée d’art moderne et contemporain (Mamco, Genève), avant de se consacrer à des projets d’art public d’envergure pour l’Etat de Genève. Parallèlement à ses engagements elle a toujours exercé d’autres activités comme l'enseignement d’histoire de l’art et la critique d’art. Elle a été le maître d’œuvre d’une importante publication sur les artistes actifs à Genève (
Dans Esquisse d’une psychologie du cinéma, André Malraux soulignait la nouveauté du cinéma dans l’indépendance de la caméra par rapport à la scène représentée. En effet, le mouvement spatio-temporel n’advient plus à l’intérieur d’une image fixe – comme au théâtre ou dans le cinématographe –, où les personnages le mettent en acte par leur mouvement et leur parole, mais dans la succession des plans et des séquences qui constituent la base du cinéma depuis les avant-gardes russes des années 1920.
Les plans et les séquences donnent une épaisseur au récit de l’histoire filmique, qui se construit comme l’histoire littéraire. Comme le romancier, le réalisateur se permet la liberté de choisir les scènes à raconter, celles qui, par leurs indices et leur importance, apportent un sens, et un but, au récit. Au-delà de la technique et du récit, le décor, le son, la musique et la vie des personnages à l’écran alimentent le système affectif qui lie le spectateur aux images de l’écran. Le cinéma agit sur le spectateur par une multiplicité d’identifications qui se répercutent au niveau de son imaginaire.
Dans le creux de ces identifications s’insinue le travail de Marion Tampon Lajarriette. En infiltrant les mécanismes qui donnent vie à un film, elle met à nu l’identification, souvent semi-consciente, du spectateur à l’œuvre. En transposant ce que Marcel Duchamp disait des regardeurs d’œuvres, c’est le spectateur qui fait le film.
Partons d’un arrêt sur image. Marion Tampon Lajarriette extrapole, d’une série de films, des vues en plongée dans le vide urbain saisi par le sommet de gratte-ciels mythiques. De cette prise de vue émane déjà la puissance – et le trouble – du vertige. Les lignes de la ville verticale perdent leur orthogonalité pour une perspective toute en diagonales, dont le point de fuite serait celui de l’écrasement au sol du personnage qui tomberait du haut. Et il y a bien des personnages en chute libre dans cette série photographique, mais il ne s’agit pas là de personnages de film. Les Spectateurs vivent ce moment-panique à la place de leurs correspondants à l’écran. L’identification est maximale. Transposition d’un spectateur dans l’image. Re-transposition du regardeur dans son image spéculaire – le spectateur anonyme – tombant dans le vide de l’architecture filmique(1).
Dans le langage cinématographique, l’identification du spectateur au personnage est dénommée identification secondaire. Il s’agit d’une identification distanciée, qui le fait vivre, le temps du film, les émotions et les aventures de son personnage à l’écran, et dont il amène les traces dans son imaginaire. Mais il existe aussi une identification primaire. Elle identifie l’œil à la caméra, et agit à un niveau beaucoup plus profond de la conscience. Ce qui fait que le regardeur éprouve, en regardant Les Spectateurs en plongée dans le vide, un vague sens de nausée lié à une impression de vertige, est la superposition de sa propre vision à l’œil de la caméra.
Dans le langage cinématographique on parle aussi de dispositif – qui est tout simplement la salle de cinéma, avec ses sièges et son écran, enveloppée de la plus parfaite obscurité. Ce dispositif agit, à échelle humaine, comme une sorte de camera obscura. L’œil du spectateur y incarne – tout comme la caméra symbolisée dans son dos par le projecteur – le point de vision d’une perspective monoculaire, qui projette son point de fuite tout au fond de l’écran. Mais si la camera obscura ne représentait, ancêtre de la photographie, que le reflet d’une image fixe, le dispositif-salle-de-cinéma met en acte, dans le spectateur, un état psychique proche du rêve. Cela s’opère dans l’impression de réalité produite par le mouvement de l’image sur le spectateur immobile.
Dispositif agissant comme œil-caméra, l’objet interactif de La visionneuse met le spectateur dans une position de regardeur-caméraman. Identifié à l’œil enregistreur, il explore les capacités de l’image en se déplaçant dans elle. Mise au jour, zoom, travelling, déplacement avant-arrière-bas-haut – le spectateur ici fait l’image en mouvement. Marion Tampon Lajarriette, cependant, pousse plus loin dans son infiltration des psycho-mécanismes du cinéma – pour que le spectateur constate les réflexes subconscients qui agissent sur ses souvenirs.
La mer. Ou plutôt un océan. De synthèse. Les vagues, énormes, se chevauchent. S’entrechoquent. L’écume jaillit – ébréchant par moments cette surface, bleue et mouvante. La mer revient souvent – comme l’île – dans le travail de Marion Tampon Lajarriette. La mer est l’unique espace qui n’a pas de repères visuels, aucun point de fuite – il se perd dans l’immensité de l’horizon – autant de points de vue que de vagues. Cet océan numérique – de synthèse, reconstitution pure d’une image, se rapprochant plus de la création picturale que de la captation de la réalité – envahit le cadre de Caméra 1, Plan 8. La caméra se déplace sur cette étendue frétillante selon une logique trahie par la bande sonore. Une musique de générique. Un coup de feu, puis des bruits de porte, de pas, des voix, des bribes de dialogues. Et encore une musique, qui créé le suspens. Nous regardons bouger l’océan, et en même temps nous reconstituons le film qui est en train de passer sous nos yeux par le simple mouvement de la caméra et de la bande son. Nous savons que tel événement est en train de se passer à droite, dans le cadre. Puis qu’un nouveau personnage fait son apparition à gauche. Nous pouvons même reconnaître le réalisateur du film, si nous ne reconnaissons pas le film, tellement ces voix et ces musiques sont ancrées dans notre imaginaire. Il s’agit en effet de La Corde, d’Hitchcock. Par le souvenir le film refait surface des profondeurs de la conscience, aidé par la simple équation mouvement + son. Mais comment cela s’opère-t-il ? La combinaison des deux éléments titille notre inconscient : le mouvement donne une place au son, alors que le son justifie le mouvement.
Enlevons maintenant le son et le mouvement, et ne prenons que des photogrammes. Nous obtenons Manderley. Cette vidéo est le résultat d’un jeu minutieux de découpage du film Rebecca d’Hitchcock. Marion Tampon Lajarriette y prélève des scènes-indices, remontées ensuite comme autant d’écrans-cadres. Dans ce labyrinthe d’images, l’œil-caméra déambule en reconstituant le récit du film. Mais un autre élément hante cette vidéo. Le décor. Hitchcock était connu pour rechercher la perfection de l’atmosphère du lieu, à l’aide de perspectives, de maquettes et de trucages – caisse de résonance de l’état psychique.
Le décor est une géographie du souvenir. Un espace mental qui croise, à un moment, l’espace-temps filmique de l’évènement. Le décor accompagne le jeu de l’acteur, son entrée dans le champ de la caméra, précise l’importance de tel geste, ou de tel discours. Il localise les émotions des personnages et, par transfert, celles du spectateur. Sur le fond du paysage cinématographique dépeint par Marion Tampon Lajarriette, le décor assume une importance toute particulière dans son rôle d’évocateur du souvenir et de l’imaginaire. Il prend appui sur tel ou tel autre mécanisme du cinéma – remarquez que les dispositifs du cinéma ne sont jamais utilisés tous ensemble par l’artiste – pour faire jaillir le souvenir dans ses diverses expressions, entre imaginaire collectif et mémoire personnelle.
Si le cinéma est le miroir de la réalité, le décor incarne la géographie du savoir édifiée depuis notre plus jeune âge sur la trame de fond des objets et des paysages dans laquelle nous évoluons. L’architecture connaît, depuis l’Antiquité, un symbolisme tout particulier qui la lie à l’art de la mémoire. Les orateurs grecs disposaient les différentes parties de leurs discours à l’intérieur d’un espace mental – la mémoire de l’allocution s’activant à travers la déambulation mentale dans l’architecture du discours. Encore, à la Renaissance, Giulio Camillo édifiait un Théâtre de la mémoire, entrecroisant références cabalistiques, mythologiques et iconologiques, pour structurer le savoir encyclopédique de l’homme à travers ses symboles. Au quotidien, l’apprentissage de l’espace-temps réel passe par la connaissance des objets, naturels et manufacturés.
Enfants, nous avons tous été fascinés par les espèces naturelles, vivantes ou éteintes – par les histoires exotiques et par le lointain passé de ces squelettes animaliers figées dans l’immobilité du présent – rassemblées dans les Muséums d’histoire naturelle. Le musée, comme plus anciennement le théâtre, est le lieu contemporain qui symbolise l’accumulation des souvenirs et des savoirs, des curiosités et des imaginaires. Musée d’un souvenir est l’histoire de notre curiosité enfantine qui se confond avec une histoire d’amour et de passé idyllique d’avant la troisième guerre mondiale et nucléaire imaginée par Chris Marker dans La Jetée. Film singulier, construit sur le mode du diaporama, ou photo-roman, il raconte l’histoire d’un souvenir à la nature double. Par la technique même du diaporama, le film met en abîme notre incapacité à nous remémorer les faits selon un flux continu d’images – les souvenirs jaillissent des profondeurs de notre mémoire comme autant d’images d’un album photographique. En tournant le remake de la dernière rencontre des amants au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, Marion Tampon Lajarriette évoque notre et son souvenir personnel, mais aussi notre et son souvenir d’un film qui est, en même temps, une histoire de la mémoire, passée et future, et un hymne au présent.
Le souvenir au cinéma entraîne une conception de l’espace et du temps anti-chronologique, se matérialisant dans des sauts spatio-temporels. Autre film sur le souvenir, L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais se structure sur un jeu de flash-backs et flash-forwards. En l’absence de repères spatio-temporels, le spectateur ne peut que faire confiance au souvenir. Depuis le générique du film de Resnais une voix off décrit des décors baroques. L’écran est noir, seule la voix emplit l’espace du film. Quand le film s’ouvre, un long travelling détaille les architectures et les décorations des lieux de tournage, les châteaux allemands de Nymphemburg et Schleissheim. Déjà depuis cette introduction, L’année dernière à Marienbad affiche son personnage principal, le décor et ses boiseries, ses miroirs, stucs, salons immenses, statues classiques, jardins à la française, et la voix – doublant le décor – donne le ton du film, celui du récit. De cette narration continue, entremêlée à une musique d’orgue, hypnotique, surgit le fantôme du souvenir, rêvé ou réellement vécu, nul ne saurait le dire. A l’intérieur de ce décor, le film de Resnais prend un caractère théâtral, où les personnages, immobiles, se fondent à l’architecture, et ne vivent qu’à travers une présumée mémoire qui les lie aux lieux. Marion Tampon Lajarriette garde de ce film l’expérience du décor, en la redoublant. La voix et l’image se fondent dans la description des lieux de tournage. Les personnages ont disparus, et avec eux leurs souvenirs. Font surface les souvenirs des photographes amateurs, visiteurs anonymes des châteaux qui ont offert la trace de leur visite au public du web. A travers ces images trouvées, Marion Tampon Lajarriette recrée le souvenir du film. De son histoire, reste une allusion dans le titre de la vidéo, Paramnésia. La paramnésie, en psychologie, définit un trouble de la mémoire, qui entraîne la perte et/ou la fausse reconstitution de souvenirs et de données spatio-temporelles, où le déjà-vu se lie au jamais-vu. On est, dans cette vidéo, aux marges de l’histoire, aux bords de l’évènement normalement raconté par les films.
L’anti-évènement est le ton de la réalité. La réalité ne raconte pas d’histoires, disait Jean-Paul Sartre. Face à une réalité plane, monotone ou dramatique, l’homme se réfugie dans la caverne de son souvenir et de son imaginaire. Il y déambule, tout comme son alter-ego à l’écran dans la vidéo Îles/Elles déambulait dans le décor fictionnel et emprunté aux îles de Stromboli de Roberto Rossellini et de L’Avventura de Michelangelo Antonioni, en suivant les dérives des personnages de l’écran. Ou bien est appelé à déambuler dans le cadre des images, par un dispositif interactif qui permet au spectateur de se perdre dans l’image, de suivre les traces de ces personnages perdus dans l’impasse relationnelle du film Le Mépris de Jean-Luc Godard. Dans chaque fois que je pensais au scénario le spectateur parcourt les décors de la Villa Malaparte à Capri et de ses alentours rocheux à pic sur la mer. Mais il lui est donné aussi de se perdre dans les déplacements des personnages du roman duquel le film est tiré, Le Mépris d’Alberto Moravia. Les deux œuvres, fonctionnant ensemble, tracent une cartographie du déplacement, via l’image et le récit narratif. Le roman a été aussi l’objet d’un remontage qui écarte l’évènement – l’intrigue et les dialogues – pour ne souligner que les mouvements spatio-temporels des personnages, qui finissent par s’apparenter aux mouvements de la mer, par les différentes nuances de bleu qui indiquent les différentes natures de la pensée à l’intérieur du récit.
Dans ces étendues de l’image et de la narration, dépourvues d’évènements et de personnages, les symboles du cinéma basculent dans la dimension psychique et personnelle du spectateur. Mémoire d’un mythe moderne, qui a appuyé ses mécanismes sur ceux très profonds de la psychologie, le cinéma serait-il, après le théâtre et le musée, la nouvelle architecture symbolique du savoir, de la mémoire et du souvenir ?
Francesca Zappia, 2011
Francesca Zappia a étudié l’Histoire des Arts Visuels et la Conservation des Biens Artistiques à l’Université Ca’ Foscari de Venise (1999-2004), puis elle a suivi un Master sur la pratique du commissariat d’exposition à La Sorbonne – Paris IV (sous la direction de Serge Lemoine) en 2008. Elle a travaillé en tant qu’assistant de commissaire avec Caroline Bourgeois au Frac Ile-de-France / Le Plateau, sur les expositions ‘Cao Fei’ et ‘L’Argent’ (2008) et à la François Pinault Foundation, sur les expositions ‘Un Certain Etat du Monde?’, Garage CCC, Moscou et ‘Qui a peur des artistes?’, Dinard (2009). En tant que critique d’art, elle a écrit pour des magazines et sites d’art contemporain italiens (exibart, undo) et dans plusieurs catalogues d’exposition. Elle a été co-commissaire de l’exposition ‘Aperçu avant impressions. Didier Marcel et Loïc Raguénès’ et de la performance de Tania Mouraud ‘Back from India’ (Betonsalon, Paris, 2008) et commissaire de l’exposition ‘Corps à Corps’ (JTM Gallery, Paris, 2009)
Du 7 au 31 janvier 2010 au Palais de Tokyo, le Module présente Marion Tampon-Lajarriette, Caméra 1, Plan 8 (2008). Le film est une animation en images 3D figurant une mer au large vue d’en haut, selon un mouvement complexe de travellings et de panoramiques. Dans la bande son, on reconnaît une musique hitchcockienne et la voix de James Stewart dans La Corde (1948). On sait que ce film d’Hitchcock est réputé n’être qu’un long plan séquence. S’il présente bien sûr des raccords masqués, sa caractéristique n’en est pas moins que le temps du film renvoie au temps égal d’une scène dramatique continue. Adapté d’une pièce de théâtre, le film se situe dans une unique pièce dont les vastes fenêtres donnent sur la ville à la tombée de la nuit. Un crime a eu lieu dans un moment qui précède le film et c’est vers la fin du film que James Stewart va comprendre et révéler comment il a eu lieu. La caméra se porte alors vers le décor sans personnages pour désigner le modus operandi du meurtre. Marion Tampon-Lajarriette a noté avec précision l’enchaînement du mouvement de la caméra porté par ce récit et c’est cette même variation très fluide mais déterminée, non aléatoire, qu’elle applique à la caméra virtuelle qui « filme » la mer de synthèse. Le point de vue, inaccessible, improbable autrement qu’en pensée, qu’est l’immensité répétitive et hors champ de l’océan, donne à éprouver le mouvement dans sa plus grande pureté abstraite et énigmatique tout en réveillant le souvenir d’un film et de son moment le plus explicitement virtuel d’« image-relation », d’un tissage dont il ne reste plus que la chaîne sans rien qui se trame. *
*Deleuze, Cinéma I. L’Image-Mouvement, Minuit, pp. 270-271 : « La Corde est fait d’un seul plan pour autant que les images ne sont que les méandres d’un seul et même raisonnement. La raison en est simple : dans les films d’Hitchcock, une action, étant donnée (au présent, au futur, au passé), va être littéralement entourée par un ensemble de relations, qui en font varier le sujet, la nature, le but, etc. […] C’est cette chaîne des relations qui constitue l’image mentale, par opposition à la trame des actions, perceptions et affections. »
Jean-Louis Boissier, janvier 2010
Texte publié sur
AdNMblog ; blog de documentation et d’analyse dédié aux implications des nouveaux médias dans l’art contemporain, sous la direction de Jean-Louis Boissier.
Jean-Louis Boissier (1945, Loriol-sur-Drôme) est professeur en esthétique et directeur du laboratoire Esthétique des nouveaux médias à l’Université Paris 8 à Saint-Denis. Il est également professeur invité à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs à Paris. Depuis le début des années 80, comme artiste, chercheur et commissaire d’expositions, il a été un pionnier de l’interactivité en art. Il collabore avec le Centre Pompidou en 1985 pour la conception de l’exposition Les Immatériaux sous la direction de Jean-François Lyotard et pour l’exposition Passages de l’image en 1990. En 1990, il fonde à Saint-Denis la biennale Artifices dont il est le directeur artistique pour ses quatre éditions et, en 1991 au Centre Pompidou, la Revue virtuelle dont il est l’un des commissaires jusqu'en 1997. En 2002, 2003 et 2004, il conçoit l'exposition Jouable, à Genève, Kyoto et Paris. Ses installations interactives ont été exposées internationalement. Ses principaux articles sur l’interactivité en art ont été publiés dans son livre La Relation comme forme, Mamco, Genève, 2004 et Presses du réel, 2009.
Marion Tampon-Lajarriette dissèque, à l’aide de l’outil numérique, la géographie et la temporalité du film Rebecca d’Alfred Hitchcock (1940) afin de retrouver la fragmentation originelle de tout long-métrage (soit un enchaînement de vingt-quatre images fixes par seconde). Pour réaliser ce travail dont l'esthétique, appuyée, redouble sous forme d'hommage celle des films en noir et blanc du réalisateur anglo-américain, l’artiste a sélectionné une série de photogrammes représentant le lieu central de l'action, le château de Manderley, et les a réagencés de façon à composer une sorte de maquette virtuelle du décor dans lequel le spectateur est promené.
Les halls, chambres, recoins et espaces extérieurs sont évoqués par plans immobiles, révélant leur condition d'image et leur artificialité : parfois regroupés en ensembles, ils créent des effets de miroir ou de nouveaux rapports formels, alors qu'à d'autres moments, ils se succèdent et dessinent un dédale géométrique particulier. La résidence, perçue comme un château de cartes, est inspectée, explorée, tout autant qu'elle est donnée à voir. Par contrainte, puisque le chemin suivi ne relève ni d'un choix, ni d'une curiosité, l'on est conduit à travers cette demeure qui sans cesse se révèle et se dérobe à soi. L'architecture sans volume des lieux rappelle que Manderley est une illusion, qu'il appartient à un monde imaginaire, qu'il est fabriqué de toutes pièces et n'a jamais concrètement été bâti. Au cours de la dénonciation progressive de cette réalité fictive, Marion Tampon-Lajarriette ouvre de nouveaux espaces au-delà du film lui-même.
Bien que cette œuvre vidéo ne soit pas interactive comme peuvent l'être certaines installations de l'artiste, l'implication du spectateur est néanmoins forte. Guidé, ce dernier ne peut pas échapper, à moins d'en détourner le regard, à la déambulation qui lui est imposée dans l'espace de la vidéo. L'expérience que fait le public de Manderley en tant que lieu est celle de sa propre mémoire dans laquelle s’accumulent et se mêlent indistinctement des souvenirs figés, un répertoire d'images que lui-même ressasse et réorganise constamment.
Malgré les ruptures dans la continuité visuelle du film Rebecca tel qu'il nous est restitué, Manderley conserve une unité grâce à la fluidité du mouvement de la caméra. La bande-son, « un montage d'enregistrements de bruits de tuyauteries et de la retranscription sonore des fréquences émises par chaque planète » selon les explications de l'artiste, contribue à donner de l'emphase au défilement des images et à s'assurer de l'adhésion hypnotique du spectateur à ce qu'il voit.
Laurence Schmidlin, 2009/2012
Texte écrit à l'occasion de l'exposition Replaying Pictures, organisée du 4 février au 1er mars 2009, au Musée des beaux-arts du Locle.
Historienne de l’art, Laurence Schmidlin est conservatrice adjointe du Musée des beaux-arts du Locle et chargée de la coordination des projets à Fri Art – Centre d'art de Fribourg. En marge de ses engagements institutionnels et de ses activités en tant que curatrice indépendante (notamment les co-commissariats Full Vacuum, LiveInYourHead, Genève, 2010, et Seeing the Capital, Perla-Mode, Zurich, 2011), elle prépare une thèse, à l’Université de Genève, sur les conditions spatiales du dessin dans l’art américain des années 1960 et 1970. Elle contribue régulièrement à des revues spécialisées et catalogues d'exposition, en particulier sur les médias de l'estampe et du dessin, et sur le champ de l'art contemporain, et intervient dans le cadre de colloques. Elle-même co-organise, en 2012, deux journées de conférences visant à évaluer et discuter les interactions de la danse et du dessin depuis 1962.
Marion Tampon-Lajarriette travaille à partir du cinéma. Le cinéma compris non pas comme réservoir fictionnel, mais comme moyen de produire des images. En déconstruisant, observant, démontant les films de fiction sur lesquels elle choisit de travailler, l’artiste met à nu certaines de leurs composantes essentielles. Et si c’est aux déplacements de la caméra qu’elle s’intéresse en premier lieu, c’est sans doute parce que ceux-ci ont une double capacité : délimiter un espace dans le réel, et permettre, du même coup, à ce réel de basculer dans la fiction. Les mouvements d’appareil incarnent ainsi un parfait objet d’analyse : à une fonction cartographique ils associent presque naturellement une fonction diégétique. C’est à cet endroit précis de la procédure filmique que Marion Tampon-Lajarriette propose de « trancher ». En autonomisant la fonction cartographique de son ancrage fictionnel, elle opère un geste d’abstraction qui lui permet d’emmener ailleurs le résultat de ses observations.
Sur quel terrain travaille l’artiste ? Celui du cinéma moderne (Godard, Bertolucci, Tarkovski, Fellini) auquel elle semble donner un socle commun : Alfred Hitchcock. Dans Manderley (2007), Marion Tampon-Lajarriette retraverse, par une succession de « tableaux filmiques », la complexité du décor de Rebecca. Travail central dans sa production, l’œuvre relate, de façon presque programmatique, la façon dont l’artiste choisit de se détourner de la fiction. Libéré de l’emprise scénaristique, le château de Manderley apparaît comme une maquette mouvante et extensible à l’intérieur de laquelle une énigmatique déambulation nous est proposée.
Dans sa dernière réalisation, Caméra 1, Plan 8 (2008), l’artiste se débarrasse cette fois de l’image du film de départ. Il ne reste de La Corde que les mouvements de caméra d’une scène tirée de la fin du film. Tentant de reconstituer le crime perpétré à la première scène mais auquel il n’a pas assisté, le personnage joué par James Stewart propose sa version des faits en voix-off. À l’image, la caméra suit ses indications et filme l’appartement selon ce récit virtuel qui réordonne l’espace. Marion Tampon-Lajarriette conserve la bande-son et accole ces mouvements de caméra à une surface unique, celle d’un océan de synthèse en mouvement. Mouvements réels pour récit imaginaire relatif au meurtre « parfait » : le geste de l’artiste surligne la donnée abstraite qui hante les films hitchcockiens. De la surcharge de détails (Manderley) à la nudité analytique (Caméra 1, Plan 8), Marion Tampon-Lajarriette retient de cet héritage une seule et même intention cartographique qui, passant « à côté de l’événement », expose la densité des procédures cinématographiques : « Les cartes supposent des espaces imaginés et une exploration imaginative de l’espace. […]Vivre un film, comme se plonger dans une carte, c’est être passionnément transporté à travers une géographie. […] Les cartes, comme les films ou l’architecture, offrent l’émotion du déplacement. » (1)
Clara Schulmann
Catalogue du Salon de Montrouge 2009